Les édifices romans en Saône-et-Loire

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Cette page est issue de l'article d'Alain Guerreau[1], directeur de recherches au CNRS-CRH : Les édifices « romans » en Saône-et-Loire - Bilan, questions, perspectives, publié en 2009.

Il s'agit donc d'une analyse subjective de l'état de la recherche sur les édifices romans en Saône-et-Loire à cette époque.

Pour compléter et actualiser certaines informations, voir L'Art roman en Saône-et-Loire.

Cette présentation est évidemment à compléter et à mettre en relation avec les différentes études scientifiques sur ce sujet, en constante évolution.

Pour une bibliographie plus fournie, voir le Portail Art Roman.

Préalables

Le présent article repose sur le croisement, contestable, de deux notions équivoques dans ce contexte. Il y a donc lieu de tenter, brièvement, de préciser ce qui fait difficulté, et les motifs qui peuvent justifier, jusqu'à un certain point, un tel découpage.

La notion d' "art roman" est une invention du XIXe siècle, et Xavier Baral y Altet vient justement d'attirer l'attention sur les conditions étranges qui ont présidé à cette naissance. La notion d' "art", comme Jean Wirth l'a rappelé récemment, est une notion totalement anachronique en ce qui concerne le Moyen Age ; l'adjectif "roman" désigne, avec une énorme approximation, un "style", c'est-à-dire une mixture sui generis de formes et de compositions, dont l'identification relève en général de l'appréciation esthétique subjective, bien plus que d'une analyse explicite, formalisée et vérifiable. Il reste indéniable que l'expérience et une attention organisée permettent, avec beaucoup d'exercice et un risque d'erreur de toute manière incompressible, d'opérer des distinctions utiles, qui peuvent au moins servir d'hypothèse dans le cadre d'études globales. On ne saurait pas davantage contester que le "style gothique" a succédé au "style roman", dans toute l'Europe, sans qu'il y ait de rupture claire, mais dans un mouvement qui a constitué au total une transformation radicale des modes de construction. C'est pourquoi, dans la suite, on s'autorisera à employer cet adjectif comme une sorte de raccourci pour désigner les édifices construits, dans la zone considérée, de la fin du IXe au courant du XIIIe siècle, à titre provisoire, et en tenant compte des conditions spécifiques du "passage au gothique" dans cette région.

La Saône-et-Loire est un département, c'est-à-dire une circonscription créée par les révolutionnaires, résultant largement d'un regroupement "rationnel" de subdélégations du XVIIIe siècle. Mais ni ce département ni la Généralité de Bourgogne qui le précéda ne constituent des cadres adéquats s'agissant d'étudier la société des Xe-XIIIe siècles et ses constructions. Cependant le découpage administratif actuel a entraîné tendanciellement une segmentation de la documentation et des cadres d'études de plus en plus prégnante. D'où ont résulté de considérables erreurs de perspective : les notions d' "art roman bourguignon" ou "art roman en Bourgogne du sud" renvoient à un assemblage de pièces disjointes, appartenant en fait à des structures bien différentes. On utilisera donc le cadre départemental comme une limite purement conventionnelle, en essayant de ne jamais perdre de vue que l'ensemble des bâtiments considérés ne doit en aucun cas être considéré comme un tout homogène, et en évitant de croire que l'on pourrait découvrir une "logique d'évolution" de tout ou partie de cette zone en se limitant à l'étude départementale.

Une vue minimale de cet ensemble architectural d'une densité sans équivalent implique que l'on considère au moins deux aspects : d'un côté, le corpus lui-même, c'est-à-dire la liste provisoire, telle qu'on la connaît en 2009, des édifices ecclésiastiques dont tout ou partie remonte à la période dite « romane » ; et, d'autre part, de l'histoire des recherches sur ces bâtiments depuis les années 1880. On proposera ensuite une esquisse de l'histoire des constructions, depuis le IXe siècle. Toutes celles et tous ceux qui ont eu l'occasion d'aborder ce sujet ont une idée de l'ampleur démesurée de la tâche. J'ai la nette impression que de nombreux travaux, au cours des quinze ou vingt dernières années, ont donné lieu à une considérable dépense d'énergie et que des observations d'une grande minutie ont été réalisées. Mais il n'en est pas ressorti un progrès significatif des connaissances. Je ne suis pas le seul à conclure qu'il est indispensable de repenser globalement la matière et la manière de l'aborder. Tant il est vrai qu'un ensemble historique n'est jamais un « tas », mais une structure, et que les éléments prennent leur sens de leur relation aux autres parties et au tout, et non l'inverse. Les quelques pages que voici ne sont qu'une modeste contribution dans cette perspective.

Le Corpus

Le corpus qui suit constitue une liste des constructions ecclésiastiques de Saône-et-Loire édifiées dans le "style roman" et dont tout ou partie remonte à la période médiévale. Cette liste est provisoire, manifestement encore incomplète (même si plusieurs édifices sont signalés ici pour la première fois...) Au surplus, ce travail reste à compléter pour d'autres types d'édifices.

SIGLES :

Diocèses : A = Autun, C = Chalon, M = Mâcon, L = Lyon, B = Besançon

Statut : MH = Monument Historique (« classé »), IMH = Inventaire supplémentaire des Monuments Historiques (« inscrit »)

Notices : V = VIREY, Jean, Les églises romanes de l'ancien diocèse de Mâcon, Mâcon, 1934.

MD = MALO-DICKSON, Christiane, Les églises romanes de l'ancien diocèse de Chalon, Mâcon, 1935.

O = OURSEL, Raymond, Les églises romanes de l'Autunois et du Brionnais, Mâcon, 1956.

(on signale également les notices parues dans la série « Histoire et Monuments de Saône-et-Loire », Mâcon,1974ss, par Anne-Marie et Raymond Oursel, fascicules cantonaux).

Accès : on indique par XX les édifices inaccessibles.

Actuellement, cette liste comporte un peu plus de 300 édifices (313, certains douteux) ; la poursuite des investigations permettra probablement d'en découvrir encore au moins une cinquantaine (notamment en procédant à un examen systématique du plan cadastral ancien). Comme ce département compte 576 communes, cela signifie que plus d'une commune sur deux contient au moins un édifice roman, aucun autre département français ne paraît receler une telle densité. Certains secteurs sont étonnamment lotis : le canton de Saint-Gengoux-le-National a 19 communes et 23 édifices romans, sans compter trois emplacements reconnus de bâtiments disparus... Classement et inscription (69 et 64) touchent bien moins de la moitié de ce total. Plus d'une trentaine (10%) sont désaffectés, sur lesquels vingt-deux sont inaccessibles au public (chercheurs compris). Il n'est pas indifférent de noter que, pour 88 de ces bâtiments (un quart du total environ), je n'ai pas trouvé la moindre notice publiée.

Dès les années 60, R. Oursel avait entrepris une description systématique des bâtiments anciens, commune par commune ; moins de la moitié des communes ont été publiées ; les dossiers - non consultables pour d'évidentes raisons de conservation - sont conservés aux Archives Départementales et doivent, si j'ai bien compris, être numérisés en mode image pour faciliter la consultation. R. Oursel avait l'oeil du « connoisseur », et a observé beaucoup de choses, mais d'autres lui ont échappé, et les notices sont ultra-brèves, bien des interprétations prêtent à discussion.

Brève histoire des recherches

Les pionniers

La première recherche méthodique fut celle de Jean Virey (1861-1953), qui soutint en 1887 sa thèse d'École des Chartes sur « L'architecture romane dans l'ancien diocèse de Mâcon » ; thèse qui fut d'abord publiée en trois livraisons dans les Mémoires de la Société Éduenne (1889-1891). Peu après, en 1892, Félix Thiollier publiait à Montbrison L'art roman à Charlieu et en Brionnais, ouvrage comportant des plans, des gravures et une série de bonnes héliogravures (documentent plusieurs états disparus).

Un demi-siècle de « théories générales »

Au fur et à mesure que les recherches de terrain se succédaient, l'on vit fleurir diverses « théories », dont celle des « écoles régionales », ou celle des « routes de pélerinage » ; pour notre région, l'oeuvre qui eut le plus de portée fut celle de l'historien américain Arthur Kingsley Porter (1883-1933) qui publia deux ouvrages énormes : Lombard Architecture (4 vol., 1919), puis Romanesque Sculpture of the Pilgrimage Roads (10 vol., 1923). A.K. Porter fut le grand promoteur de la notion d'« art lombard », qui eut un si large écho. Ce professeur marqua également la région indirectement, puisque ce fut un de ses élèves qui, le premier, entreprit des recherches archéologiques sur les édifices de la région : Kenneth John Conant (1894-1984), qui arriva à Cluny en 1924, et y séjourna par intermittence jusqu'à sa mort en 1984. Dans le même mouvement, une élève de Conant, Elizabeth Read Sunderland (1910-), entreprit peu après des recherches archéologiques à Charlieu (à partir de 1937). L'autre auteur influent fut l'architecte et autonomiste catalan Josep Puig i Cadafalch (1867-1956), qui publia en 1930 La geografia i els orígens del primer art romànic, ouvrage qui marqua la naissance de la redoutable notion de « premier art roman ». Vaste fatras, dont on peine aujourd'hui à se défaire.

Toutefois, dans les années 30 et 40, les observations systématiques se poursuivirent, et notamment sous la forme de deux nouvelles thèses de l'École des Chartes, celle de Christiane Malo-Dickson (1904-2004), « Les églises romanes de l'ancien diocèse de Chalon » (publiée à Mâcon en 1935) et celle de Raymond Oursel (1921-2008), « Les églises romanes de l'Autunois et du Brionnais » (publiée à Mâcon en 1956). Dans ce dernier livre en particulier est discutée la notion alors nouvelle (créée par Charles Oursel) d'« église martinienne », expression qui recouvre l'idée d'une « école » autunoise indépendante de celle de Cluny. Ce fut d'ailleurs le même R. Ousel qui mit la main sur la facture du tympan sud de Bois-Sainte-Marie, réalisé dans un atelier proche de la place Saint-Sulpice, tympan qu'Émile Mâle considérait comme une belle réalisation de la sculpture romane (et dont on trouve encore des photographies dans nombre de parutions récentes...).

La vague des thèses américaines et allemandes

A partir des années 60, une pléiade d'étudiants américains arriva en Saône-et-Loire avec des yeux neufs. Modérément encombrés des « théories » forgées à l'époque précédente, ils s'employèrent à effectuer des observations plus précises, en essayant de déterminer les méthodes et les phases de construction : ce fut le début de ce que l'on a depuis appelé « archéologie monumentale » ; plusieurs n'hésitèrent pas non plus à fouiller les archives, à la recherche de tous les documents (souvent bien plus tardifs) susceptibles de renseigner sur les états successifs des édifices. Ces thèses sont malheureusement pour la plupart demeurées à l'état de microfilms, on peut toutefois trouver un exemplaire papier à la bibliothèque des Archives Départementales de Saône-et-Loire (le caractère ultra-confidentiel de ces travaux est très regrettable, on pourrait se demander si une diffusion sur internet ne serait pas maintenant possible). On doit en particulier mentionner les travaux d'Edson Armi sur Tournus et les ateliers de sculpteurs, et ceux de Walter Berry sur les églises du bassin de l'Arroux. Plus tard (fin des années 80) commencèrent à arriver des étudiants allemands, davantage encore férus d'exactitude, et effectuant des relevés d'une grande minutie.

En France même, l'histoire de l'art traditionnelle, encore enseignée dans les universités, avaient ses beaux jours derrière elle ; d'un côté, d'aucuns (re)découvrirent que les églises étaient d'abord des lieux de culte et qu'il n'est pas raisonnable de croire que l'on a seulement affaire à des « oeuvres d'art » (Carol Heitz), d'autres s'avisèrent qu'il ne sert pas à grand chose d'empiler indéfiniment des monographies et qu'il faut considérer d'abord des ensembles (« corpus ») avant de se lancer dans des analyses de détail, qui n'ont pas de sens en dehors d'un ensemble donné (Léon Pressouyre).

L'archéologie de terrain

L'essor général des recherches archéologiques en France à partir des années 70, qui aboutit finalement à la création de l'INRAP (2002), toucha aussi le Moyen Age, et des fouilles importantes d'églises romanes furent entreprises à partir des années 80 (une première) ; citons notamment celles de Saint-Pierre-l'Estrier (C. Sapin), du cloître Saint-Nazaire d'Autun (C. Sapin), de Cluny III (Anne Baud), de Paray (G. Rollier), de Saint-Clément de Mâcon (A. Guerreau et C. Sapin), du choeur de Saint-Lazare d'Autun (W. Berry), de Saint-Maieul de Cluny et de Cluny II (Galerie orientale du grand cloître, A. Baud et C. Sapin). L'Architecte en Chef, Frédéric Didier, particulièrement intéressé par l'analyse historique des bâtiments, fait régulièrement réaliser des diagnostics archéologiques avant restauration. De tous ces travaux est d'ores et déjà ressortie une moisson d'informations nouvelles, qui, sur bien des points, infirme les croyances antérieures.

Esquisse d'histoire des constructions

Nouvelle approche

La nouvelle approche de l'histoire des édifices ecclésiastiques médiévaux en Bourgogne, qui se met en place sous nos yeux, repose sur quatre considérations :

  • 1. Partir d'un corpus, et non de compilations entassées, autrement dit, se préoccuper d'abord des relations entre les sites, les bâtiments et leurs caractéristiques avant de tenter d'expliquer ou de dater quoi que ce soit ; ce qui implique de repérer les formes principales d'organisation de cet ensemble ; c'est ici qu'apparaissent les nouveautés les plus importantes (la grande fracture centrale, dont la mise en évidence bouleverse les chronologies) ;
  • 2. Considérer d'abord les constructions (ou l'entretien) comme des activités du clergé, et voir ainsi d'abord dans ces édifices des documents sur l'histoire (mouvementée) du clergé médiéval (puis moderne) en Bourgogne du sud, et donc aussi sur les rapports des clercs entre eux, et avec les laïcs ;
  • 3. Inverser l'hypothèse ancienne (implicite, jamais discutée) selon laquelle les textes mentionnant des églises aux IXe et Xe siècles ne peuvent pas concerner les églises aujourd'hui visibles : l'hypothèse inverse, i.e. la concordance générale des textes et des bâtiments (c'est aussi une hypothèse) apparaît presque aussitôt infiniment plus plausible, ce qui tend derechef à bouleverser la chronologie traditionnelle ;
  • 4. Tenir compte sans réserve des observations archéologiques, en distinguant avec une extrême attention les observations elles-mêmes des interprétations des archéologues.

Réorientations principales

Cette nouvelle perspective conduit à trois réorientations principales :

  • 1. La chronologie « généralement admise » qui fait débuter l'art roman en Bourgogne vers 1020 (au plus tôt) et qui finit tout vers 1140 est trois fois trop étroite (au moins) ; les premiers édifices « romans » datent des années 920 (au plus tard), et les derniers sont du début du XIVe siècle.
  • 2. L'histoire de ces bâtiments ne s'arrête naturellement pas en 1340, mais se poursuit jusqu'à nos jours ; il faut accorder une importance primordiale au moment où sombrèrent définitivement le rôle et le sens de l'église médiévale, alors remplacés par un sens profondément différent : la première moitié du XVIIe siècle ; à partir de là, l'utilisation et le traitement des édifices furent complètement différents, et cette différence a laissé des traces profondes dans ce que nous voyons. Cette véritable métamorphose conditionne de facto nos observations ; en l'ignorant ou en la négligeant, on succombe sans rémission à des erreurs de perspective d'où résultent des séries de contresens.
  • 3. Si l'on considère l'espace de l'actuel département de Saône-et-Loire, tout montre une césure radicale entre le tiers nord-ouest du département (Charolais, Bourbonnais, Autunois, Morvan : en gros la partie correspondant à l'ancien diocèse d'Autun ; et le reste du département ; ces deux parties relèvent d'ensembles bien plus vastes, au nord-ouest et à l'ouest d'un côté(« espace ligérien ») , à l'est et au sud (« espace rhodanien ») d'autre part ; deux ensembles aux caractéristiques sociales extrêmement différentes jusqu'à une date récente, et qui ont connu des évolutions bien distinctes, qu'il est un peu schématique de résumer en parlant de décalage, ou de « retard » de la partie nord-ouest ; mais on peut en toute tranquillité affirmer que ces deux zones ne vivaient pas en synchronie, c'est sans doute la structure majeure du corpus qui nous occupe. Il s'agit là d'une difficulté très sensible, d'autant plus gênante que, jusqu'ici, on a complètement ignoré ce décalage, et tenté de rapporter les édifices des deux zones à une seule et même chronologie, ce qui est complètement impossible. Tant que cette césure n'aura pas été complètement précisée, on restera enlisé dans des confusions dont on n'a fini de faire l'inventaire.

Cette observation majeure invite à reprendre la question ancienne de la « zonation » des constructions romanes, qui n'a jamais été traitée de manière satisfaisante. On ne semble pas s'être bien rendu compte, jusqu'ici, qu'à la période qui nous occupe tout l'axe rhodanien et les régions qui en dépendent (tout l'est de la S&L, Lyon et sa région) regardaient un peu vers l'Italie du Nord, et beaucoup vers les zones germaniques de l'Empire ; le thème nationaliste absurde d'un soi-disant « art français » (la « France romane » est un fantasme morbide) a exercé des ravages dont les conséquences n'ont pas été effacées : à ma connaissance, personne ne paraît avoir songé que les édifices qui ont quelque rapport avec Tournus doivent plutôt être cherchés en Rhénanie du Nord et en Saxe, qui étaient aux Xe et XIe siècles les régions les plus novatrices. A l'échelle régionale et locale, on n'a pas le droit de présupposer, sur la base de quelques impressions subjectives, des « écoles » arbitrairement délimitées ; si l'on voulait bien se donner la peine de produire des descriptions formalisées systématiques, on pourrait appliquer les méthodes bien éprouvées du clustering et de la classification automatique, qui permettraient d'identifier des ensembles plus ou moins homogènes sur la base de caractères précis et vérifiables. Ce qui suppose bien entendu de laisser définitivement au magasin des accessoires la vieille méthode des comparaisons ponctuelles, qui ne peut rien produire que des incongruités et des châteaux de cartes.

Schéma chronologique provisoire

Les observations ci-dessus mènent au schéma chronologique (provisoire et évolutif) suivant:

VIe-VIIIe siècles

Les constructions des VIe-VIIIe siècles sont presque inconnues On ne peut cependant pas douter que la région était couverte d'églises dès le VIe siècle (quoique probablement avec des densités de population variant entre des extrêmes selon les zones) ; au demeurant, la quantité impressionnante de « sarcophages mérovingiens » observés en Châlonnais - Mâconnais (Gaillard de Sémainville) montre que les artisans de cette époque maîtrisaient convenablement l'extraction, la taille et le transport de blocs de pierre de taille respectable. Jusqu'à présent, les observations n'ont porté que sur Saint-Pierre-l'Estrier à Autun et Saint-Clément à Mâcon : édifices périurbains de taille modeste, mais où l'on note des éléments qui traduisent la recherche d'un décor assez sophistiqué. La récente parution du travail d'Elizabeth Zadora-Rio sur le diocèse de Tours montre parfaitement la densité du réseau atteinte au plus tard à la fin du VIe. Il paraît raisonnable de proposer, pour le territoire correspondant à l'actuel département de S&L et pour les environs de 700, un effectif global de lieux de culte compris dans une fourchette entre 150 et 250. Ce qui, soit dit en passant, donne une idée de l'ampleur des recherches archéologiques dont on a besoin. Au hasard de simples sondages (ou d'implantations de canalisations de chauffage...) on a pu observer, ici ou là, que telle ou telle église était en partie fondée sur des sarcophages (Uchizy, Sainte-Cécile), ou que des sarcophages étaient contigus aux fondations (Saint-Laurent-en-Brionnais); beaucoup de ces observations ont été perdues, et surtout on ne sait pas trop comment les interpréter, en l'absence d'éléments de chronologie utilisables. On ne doit pas non plus oublier l'importance des implantations monastiques, assez bien attestées à Autun (Saint-Andoche, Saint-Symphorien, Saint-Martin), à Chalon (Saint-Marcel), à Tournus (Saint-Valérien).

840-940

Il faut renoncer aux expressions aussi variées qu'incertaines comme « art préroman », « art ottonien », et autres « premier art roman », qui traduisent des points de vue complètement arbitraires (euphémisme) et ne renvoient à rien de précis. De même que la minuscule caroline s'est mise en place dans la première moitié du IXe et a duré, avec un minimum de variations, jusqu'à la fin du XIIe, on doit partir de l'idée d'un mouvement continu de la construction durant cette même période, que l'on peut convenir d'appeler simplement romane. Au demeurant, un chercheur travaillant réellement dans une perspective large, comme Andreas Hartmann-Virnich, a déjà énoncé très clairement ce principe (Was ist Romanik ?, Darmstadt, 2004).

Pour notre région, le travail pionnier de Christian Sapin (1986) est le point de départ de toute réflexion. Cet auteur a identifié cinq édifices :

  • l'abside de Saint-Georges de Couches (fin 8e)
  • le massif occidental de Saint-Andoche d'Autun
  • les restes de l'ancienne église Saint-Martin de Mellecey
  • les traces de la chapelle du Mont-Dardon
  • les ruines de Saint-Martin de Mesvres

Ils possèdent tous des éléments datables de la fin du IXe siècle. Il faut revoir bien d'autres chronologies, et s'attaquer à des édifices plus importants ; le premier état de l'abbaye de Charlieu (fouillé avant 1940 avec les méthodes de l'époque) est certainement antérieur à l'arrivée des Clunisiens en 932 ; la nef, la croisée et une partie du choeur de Perrecy-les-Forges sont assurément aussi de la fin du IXe ; quant à la crypte de Tournus, on ne peut manquer de remarquer qu'elle n'est pas du tout homogène, et que la partie centrale est, elle aussi, très probablement de la fin du IXe (au plus tard). Il est certain que nombre d'églises rurales plus modestes demandent aussi à être redatées, un exemple assez clair étant celui de Saint-Point, qu'il faut également attribuer à cette phase.

De même que l'on s'est rendu compte, avec bien des réticences et beaucoup de retard, que les « typologies » d'inhumations du haut Moyen Age avaient cette curieuse propriété de ne pas comporter de type « carolingien », ce qui les rend caduques et oblige à les repenser en entier, on est en droit de se demander pourquoi la quasi totalité des édifices du IXe siècle auraient disparu ou auraient été remplacés, alors même que l'on répète à l'envi que la Bourgogne du Sud est justement une des zones les moins touchées par la « seconde vague » des invasions.

940-980

On a remarqué depuis assez longtemps que la région connut un vif essor (agraire) au plus tard dès le tournant du IXe et du Xe siècle, et encore plus nettement après 930 (mais il faut mettre à part la zone nord-ouest) ; c'est un point que ni André Déléage ni Georges Duby n'avaient remarqué, et il est pourtant essentiel pour comprendre toute l'évolution de la période dans cette région. Personne ne doute que Cluny II fut construit sous l'abbatiat de Maieul, c'est-à-dire aux alentours de 960-980. J'ai découvert un texte qui montre que la reconstruction de la cathédrale Saint-Vincent de Mâcon était achevée vers 980. Et tous les indices laissent penser que la majeure partie de Saint-Philibert de Tournus était terminée avant 980 (translation de reliques et grandes cérémonies de 979, qui constituent un des rares points fixes de la chronologie de Tournus, comme l'avait déjà bien montré Virey en 1932). L'opus spicatum, assurément bien présent au plus tard dans les années 920 (observations récentes décisives de Christian Sapin et Anne Baud), observable dans nombres d'édifices modestes (Saint-Clément-sur-Guye, Saint-Huruge, Besanceuil, Bonnay et Prayes - détruits -, Versaugues) était massivement présent bien avant le milieu du siècle, même s'il a pu perdurer jusqu'à l'orée du XIe. A quoi il faut ajouter d'autres édifices bien datés par les textes de donation, comme Massy ou Domange, et tout ou partie d'édifices à Uchizy, Vaux, Chevigne, Bezornay, Burgy, Saint-Vincent-des-Prés. Au sud-ouest, c'est de cette phase que date le choeur de Bois-Sainte-Marie, directement inspiré de l'église de Charlieu de la période antérieure. Ce fut certainement aussi la période de construction d'édifices « périmonastiques », c'est-à-dire traduisant une organisation de l'espace du type du haut Moyen-Age, comme la « chapelle Saint-Laurent » à Tournus, et le premier état de « Saint-Maieul » à Cluny.

980-1040

Cet essor de la partie sud-est de la zone dura jusqu'au milieu du XIe siècle ; durant cette période, Cluny étendit rapidement son influence, tandis que les évêques de Mâcon et Chalon reprenaient en main le patrimoine ecclésiastique. Il faut attribuer à cette phase 980-1050 une grande quantité de constructions - reconstructions, encore que les critères propres à cette période ne soient pas établis avec netteté ; aucune nouveauté technique significative, mais une généralisation de procédés rares (mais pas absents !) à la période précédente, comme le layage soigné des parements décoratifs (montants de portes et fenêtres) ou les coupoles sur trompes. Peut-être des bâtiments comme Laizé, Chardonnay, Saint-Martin-de-Lixy, Passy, Saint-Martin-de-Croix, Le Villars, Laives, Lancharre I. La petite église de Burnand peut appartenir à l'époque précédente, ou à celle-ci, les fresques étonnantes qui ont été découvertes en 1986 sont des environs de l'an 1000. Plus à l'ouest, c'est l'influence dès lors dominante de Cluny qui est à l'origine de la construction de la première priorale de Paray (bizarrement dénommée Paray II par les archéologues) : les fouilles de Gilles Rollier ont bien fait apparaître le plan de l'église construite à partir du début du XIe, et achevée dans les années 1120.

1040-1140

A partir des années 1040, et plus encore 1060, s'ouvrit une phase de batailles de plus en plus violentes entre les clunisiens et les évêques et chanoines de Chalon et surtout de Mâcon. Ces derniers voyaient leur autorité, et leurs revenus, mis à mal par l'impérialisme clunisien, et réagirent fermement, en dépit du soutien pontifical à Cluny. Comme on sait, tout se termina par l'excommunication presque simultanée de l'évêque de Mâcon, Bérard de Chatillon, et de l'abbé de Cluny, Ponce de Melgueil (1124). Cette rivalité de plus en plus forte fut certainement un des principaux moteurs des constructions dans toute la région durant cette période, chacun des protagonistes cherchant à manifester son pouvoir et son autorité par une emprise rituelle et liturgique plus spacieuse et plus voyante. Avec un zeste d'exagération, on peut parler de « folie des grandeurs ». Le cas le plus universellement connu étant la construction de Cluny III que l'on attribue à l'initiative d'Hugues de Semur. Quant aux porches richement décorés de la cathédrale Saint-Vincent de Mâcon et de Perrecy-les-Forges, ils furent conçus comme une réponse à l'invasion clunisienne, comme d'ailleurs l'exceptionnel autel d'Avenas, ainsi que la reprise des travaux à Tournus (croisée et choeur). Sans preuve décisive, mais avec une bonne probabilité, on attribue aux clunisiens l'invention de l'arc brisé à la fin du XIe siècle, Cluny III en étant la première mise en oeuvre (ce que contestent les historiens de la cathédrale de Durham...). La floraison, ponctuelle mais importante, de la sculpture sur pierre dans les sites que l'on vient de mentionner apparaît ainsi comme le produit d'un contexte bien particulier, de même que l'apparition de l'arc brisé.

La tension dramatique entre les grandes institutions ecclésiastiques de la région, qui n'est pas indépendante d'une évolution des structures ecclésiastiques à l'échelle européenne, fut cependant démultipliée par la conjoncture agraire locale : à partir du milieu du XIe siècle, l'espace était « plein », les défrichements cessèrent, du coup le flux des donations se tarit. Ce qui entraîna une restructuration de l'organisation spatiale de la société, dans le mouvement que l'on appelle désormais l'« encellulement ». Mouvement qui prit en grande partie la forme d'une coalescence quasi définitive du réseau paroissial ; comme le contrôle de toute la société passait par le contrôle de l'organisation spatiale de la société, on voit pourquoi le contrôle des églises paroissiales représentait un enjeu crucial, les évêques n'étant pas disposés à partager leur prérogative fondamentale.

D'un autre côté, les dernières années du XIe et le début du XIIe virent le début de l'essor dans la zone nord-ouest (en gros la partie du département correspondant à l'ancien diocèse d'Autun). Il reste cependant délicat d'attribuer des bâtiments à cette première phase (en dehors des deux cas particuliers cités plus haut), peut-être Montmort ou Saint-Romain-sous-Versigny. Sans doute les parties les plus anciennes d'Anzy-le-Duc, comme la crypte. La priorale Saint-Nazaire de Bourbon-Lancy pourrait aussi être plus récente que ne le laisserait supposer son apparence quasi carolingienne.

1120-1130 à 1240

La phase suivante dura à peu près de 1120-1130 à 1240 Le « modèle » clunisien écrasait tout le reste, même si une forte originalité se maintint dans le diocèse d'Autun. Tandis que, dans ce diocèse, il s'agit de la phase centrale de l'essor médiéval, et donc de la majorité des constructions romanes, dans le reste de notre zone, on entra dans une assez longue période de stagnation, qui ne prit fin que vers le milieu du XIIIe et qui correspondit donc surtout à des ajouts et à des reconstructions partielles.

Le bâtiment emblématique de cette phase est la nouvelle cathédrale Saint-Lazare, construite vers 1125-1145. La technique et la qualité atteintes d'emblée témoignent de la date relativement tardive. Mais on a trop rarement examiné ce phénomène rare et paradoxal d'une seconde cathédrale au XIIe siècle : la structure des cathédrales doubles caractérise les IVe-VIIe siècles, dès le IXe cette forme était très généralement abandonnée ; lorsque des édifices du « groupe épiscopal » subsistaient (comme dans le cas voisin de Lyon), ils étaient réduits au rang de lieux de culte secondaires. Que le clergé autunois ait repris ce modèle totalement anachronique est un indice de plus de la situation très étrange de cette zone au regard de l'évolution générale. Paray est instructif pour d'autres raisons. Depuis les fouilles de Gilles Rollier, et les observations détaillées des élévations subsistantes, la chronologie du site a été bouleversée. La première priorale de Paray fut sans doute entreprise au début du XIe, mais ne fut achevée (tour nord de la façade) qu'au début du XIIe, ce qui en dit long sur l'indigence des institutions ecclésiastiques de la zone avant le XIIe (et qui éclaire aussi l'intérêt qu'il y a à dater des édifices à cinq ou dix ans près). La nouvelle construction fut sans doute suscitée, comme à Autun, par le retournement de la conjoncture. Mais les premiers travaux (déambulatoire) n'eurent probablement pas lieu avant les années 1140, au mieux, et n'avancèrent que très lentement. Que la majeure partie du transept et la totalité de la nef soient bretturées indiquent que l'on ne peut guère les placer avant les années 1220, car on ne voit pas comment cette nouvelle technique serait apparue avec précocité dans cette zone. Or la plupart des commentateurs se sont extasiés sur l'analogie entre Paray et Cluny III, beaucoup en faisant des édifices contemporains. Il faut aujourd'hui admettre qu'entre les deux chantiers, il y a un demi-siècle d'écart au début, et sans doute plus d'un siècle à l'arrivée. Ce qui montre l'intérêt des comparaisons visuelles utilisées comme critère majeur de datation.

Dans les diocèses de Chalon et Mâcon, l'arc brisé se répandit largement, et des techniques de mise en oeuvre plus soignées se généralisèrent, les murs diminuèrent progressivement d'épaisseur. Il y eut encore de nombreuses constructions, mais dans bien des cas il s'agit de compléments ou de réfections partielles (qui ont pu d'ailleurs aussi bien toucher la nef et laisser subsister le choeur et le clocher, que l'inverse). A cet égard, le dernier ouvrage de Christian Sapin, qui cherche assez systématiquement à distinguer au moins deux phases dans les édifices étudiés, apporte de substantielles nouveautés ; on peut cependant se demander si, dans la majorité des cas, l'auteur ne sous-estime fortement pas l'écart chronologique entre les deux phases qu'il distingue (en rajeunissant la partie la plus ancienne et en vieillissant la partie la plus récente). Ce fut sans doute la phase principale de la sculpture du Brionnais (peut-être autour de 1200 pour les édifices que l'on place en fin de liste, Semur et Châteauneuf ; au passage, je rappelle la récente découverte de l'autel roman de Semur, datable des environs de 1200). Ce fut également à cette époque que les bourgeois de Cluny se mirent à édifier en grand nombre des maisons en pierre aux façades de luxe, décorées de ces fameuses « claires-voies », dont l'étude systématique a été entreprise par J.-D. Salvèque.

1240-1340

La mode gothique effleura à peine la région, sauf dans le Chalonnais (plus ouvert aux influences septentrionales); seuls édifices connus : la nouvelle cathédrale de Mâcon et l'église Saint-Pierre de cette ville (détruites pendant la Révolution) et Notre-Dame de Cluny. A Chalon, on se contenta de remodeler la cathédrale romane. A Autun, une tentative de reconstruction gothique de l'ancienne cathédrale Saint-Nazaire s'enlisa après quelques travées. Mais presque partout, on continua cependant de construire des bâtiments de type roman, seuls quelques détails (de décor ou d'appareil) trahissant la date réelle. La zone la plus concernée fut probablement le Charollais, où la majorité des églises romanes datent de cette phase ultime, notamment caractérisées par des arcs brisés extrêmement pointus, comme à Collonge-en-Charollais, Grandvaux, Champlecy. Mais on trouve des édifices de cette période un peu partout, comme l'ancienne église de Saint-Yan sur les bords de la Loire (entièrement bretturée), ou celle de Saint-Albain sur les bords de la Saône (haut du clocher gothique). On sait que la dernière partie de Paray, l'étage supérieur du clocher, était de style gothique, peut-être second quart du XIVe siècle. On note au passage que l'extrême longévité des formes romanes est depuis longtemps admise pour les édifices du Jura, il faudra bien y arriver pour la Bourgogne. Signalons encore que la plupart des flèches en pierre qui surmontent nombre de clochers romans ne peuvent guère être antérieures à cette phase, elles n'ont absolument rien de « roman », même si le mode de construction ne les distingue pas de leur soubassement : elles expriment des formes et un mode d'organisation de l'espace gothiques.

La « fin du Moyen Age »

Entendue au sens large (1340-1600), elle vit essentiellement des adjonctions de chapelles, généralement des fondations à vocation plus ou moins funéraire (dans un certain nombre de cas, des absides furent reconstruites, avec une croisée d'ogives en lieu et place de la voûte en cul-de-four). L'inventaire de ces ajouts ne semble pas avoir été jamais entrepris. Beaucoup d'églises, sinon toutes, reçurent alors un décor sculpté abondant sous forme en particulier de statues de saints, un certain nombre sont conservées (inventaire publié par Denis Grivot). Le cardinal Rolin entrepris de très importants travaux à la cathédrale d'Autun qui, à l'extérieur, prit l'aspect d'une cathédrale gothique (flèche en pierre, arcs-boutants, toit à forte pente). Les troubles de la Guerre de Cent ans n'ont pas laissé de traces bien identifiables, et la population sur place n'a pas cessé de chercher à entretenir ses bâtiments. Il en alla tout différemment pour les Guerres de Religion (1560-1598), où l'abandon et l'absence d'entretien furent généraux, d'où résultèrent de considérables dégâts : on peut estimer qu'en 1600, la majeure partie des églises de la région étaient en ruine ou très endommagées.

XVIIe-XVIIIe siècles

La première moitié du XVIIe siècle marqua une césure radicale, tant au plan matériel qu'à celui de la signification, césure qui a été pour le moins sous-estimée, en général simplement ignorée. A la suite des Guerres de Religion, les couches dominantes de la société adoptèrent une autre attitude à l'égard de l'Église, désormais considérée comme un simple outil d'encadrement des masses rurales. Ce ne fut pas Bonaparte, mais Louis XIV qui transforma le clergé en corps de fonctionnaires au service de l'État. Les évêques gallicans n'étaient plus qu'un instrument du pouvoir monarchique, et les curés, les exécutants locaux de la volonté des intendants (voyez l'obligation de tenir des registres paroissiaux). Dans un premier temps, il fallut remettre les églises en fonctionnement, et l'on fit en général au plus vite et au moindre coût. Ce fut alors qu'apparurent sur ces bâtiments des types de couverture (bon marché) que l'on n'avait jamais utilisés auparavant comme les pierres (« laves »), ou le bois (bardeaux). On rebadigeonna rapidement les intérieurs en gris ou en beige, les enduits extérieurs furent rétablis à l'aide de matériaux rustiques. Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, l'aristocratie comme le clergé se préoccupèrent plutôt de leur confort ordinaire. Les aristocrates envahirent une partie de la nef de leurs sièges et de leurs fauteuils, là où auparavant il n'y avait qu'un espace vide ; le clergé se construisit presque partout ces horribles sacristies que l'on voit encore, pour y entreposer plus commodément les nappes d'autel et tout l'attirail des vêtements liturgiques ; les uns comme les autres cherchèrent à se donner de la lumière, et l'on agrandit les fenêtres partout où l'on put. Pour impressionner les foules, on construisit, toujours à peu de frais, de grands décors de bois peint à l'arrière des autels.

Les ecclésiastiques plus puissants profitèrent de la nouvelle richesse que leur apporta le retournement général de la conjoncture à partir des années 1740 pour entreprendre une réorganisation de leur espace bâti. Le cas le plus célèbre est celui de Cluny, où le grand prieur Dom Dathoze décida de détruire la plus grande partie des bâtiments conventuels médiévaux pour les remplacer par un nouvel ensemble au goût du jour. Les abbés de La Ferté ne manquèrent bien sûr pas de se lancer eux aussi dans des travaux dispendieux. On doit souligner qu'en termes de démolitions, les moines furent les premiers, et qu'ils éliminèrent, au total, bien plus de choses que les bourgeois de Cluny de la fin du XVIIIe. A Autun, les chanoines, pour installer un nouveau décor dans le choeur de Saint-Lazare, détruisirent le mausolée de Saint-Lazare, oeuvre majeure de la sculpture romane, firent disparaître les sculptures romanes du porche oriental (avec la fameuse Ève) et camouflèrent le tympan roman sous le plâtre, à l'occasion de quoi ils décapitèrent le Christ (1766) ; puis ils rasèrent tout simplement l'antique cathédrale Saint-Nazaire. L'évêque Talleyrand (1754-1838) était tout sauf une exception (évêque d'Autun de 1788 à 1790). Au surplus, les évêques, dans le souci pragmatique d'adapter le réseau paroissial aux évolutions démographiques, firent passer quelques succursales au rang d'églises, mais surtout dégradèrent beaucoup d'édifices en simples chapelles, sans revenu ni desservant, ce qui marqua le vrai début de leur ruine irrémédiable.

De 1790 à 1905

Les secousses de la période révolutionnaire ne firent guère plus qu'accentuer les évolutions antérieures. Le monachisme apparaissait anachronique à la quasi totalité de la population, et personne ne contesta le moins du monde la suppression des ordres puis la vente de leurs biens. Dans les centres où le poids de l'institution ecclésiastique avait généré, souvent depuis le XVe siècle, un anticléricalisme croissant, eurent lieu quelques destructions de caractère avant tout symbolique, comme le percement de la nef de l'abbatiale de Cluny, ou les destructions mâconnaises, celle de l'église des chanoines nobles de Saint-Pierre (honnis), puis de la cathédrale elle-même. Là où les moines s'étaient depuis des décennies sécularisés, comme à Tournus, il ne se passa à peu près rien. Durant un demi-siècle, l'élite française fit preuve d'une complète indifférence à l'égard de la religion ; ce qui eut pour conséquence concrète l'absence d'entretien des bâtiments durant cette période : vers 1840, les édifices du culte étaient délabrés.

A partir de cette date débutèrent deux mouvements inverses, aux conséquences déterminantes pour le sujet qui nous occupe : d'un côté, quelques intellectuels s'émurent de la situation d'édifices qui, à leurs yeux, entraient de plein droit dans la catégorie (alors toute récente, on l'oublie trop) d'« oeuvre d'art », ils entreprirent de dresser des listes d'édifices méritants, et même de commencer à les décrire ; cette préoccupation se traduisit en pratique par le début des activités de protection et de restauration, incarnées par les figures emblématiques de Prosper Mérimée (1803-1870) et Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879). Dans notre région, les dessins célèbres d'Émile Sagot furent réalisés entre 1830 et 1863. Le premier chantier important fut celui de la reconstruction de la façade de l'ancienne cathédrale de Chalon entre 1827 et 1844, par le lyonnais Antoine Chenavard (1787-1883), qui laissait très mal augurer de la suite. A Tournus, la première campagne de restauration de Charles Questel eut lieu de 1845 à 1850 (beaucoup de dégâts dans le choeur). A Mâcon, les restes de l'ancienne cathédrale furent restaurés par Guillemin entre 1847 et 1855 (le tympan roman retrouvé sous une couche de plâtre en 1850). A Autun, Robelin puis Dupasquier travaillèrent de 1837 à 1845. Viollet-le-Duc dirigea une restauration très énergique de 1860 à 1873.

Mais, dans le même temps, une fraction du clergé, d'abord très minoritaire, mais gagnant rapidement du terrain, entreprit une opération méthodique de reconquête, que l'on associe souvent, par approximation, au nom d'une institution créée au XVIIe siècle, mais qui connut sa plus grande gloire au XIXe, la « Compagnie des prêtres de Saint-Sulpice ». On vit ainsi dans les villes comme dans les campagnes s'activer de nouvelles générations de curés, et l'une de leurs préoccupations majeures fut la construction de nouvelles églises, modernes, plus vastes, plus hautes. Lorsque ces desseins furent menés à terme, l'effet fut presque toujours la destruction de l'édifice antérieur. En Saône-et-Loire, on peut évaluer à plus de deux cents le nombre d'édifices médiévaux qui furent ainsi anéantis en très peu de temps (avec l'aide et la bénédiction des autorités civiles et religieuses), principalement sous le Second Empire, et encore sous les débuts de la IIIe République, tandis que deux cents autres étaient plus ou moins gravement endommagés. Aucune autre période ne fut aussi néfaste pour les bâtiments médiévaux. Mais, si le clergé était à peu près partout aussi agressif, le soutien qu'il reçut des élites et des populations locales fut très variable ; dans une grande partie de la Sâone-et-Loire, le mouvement dit de « déchristianisation » était largement entamé vers 1850, et se conjugua à de fortes traditions anticléricales (notamment dans toute la partie médiane du département, Châlonnais, Clunisois, Mâconnais). Dans bien des cas, les curés, au prix de grands efforts, ne parvinrent pas à faire mieux qu'à obtenir des reconstructions partielles, qui détruisirent seulement les nefs, souvent les absides. Si la Sâone-et-Loire compte encore plus de trois cents édifices en tout ou en partie romans, on le doit d'abord à l'anticléricalisme du XIXe siècle.

Depuis 1905

Tous les édifices consacrés au culte catholique à cette date passèrent dans le domaine public (des communes ou de l'État). Cela eut peu de conséquences immédiates. Le mouvement de destruction / reconstruction tira à sa fin (démolition de Prayes en 1910, Poisson à peu près au même moment), les destructions que l'on repère ça et là furent surtout celles d'édifices ne servant plus au culte (ancienne église de Bonnay vers 1925, ancienne église de Maizeray dans les années 60 !). André Ventre (1874-1941), qui avait travaillé avec Antonin Selmersheim (1840-1910, auteur notamment de la reconstruction de l'église de Dun), mais se rendit surtout célèbre par ses gares et ses monuments aux morts, travailla à Tournus de 1908 à 1915 où il causa de nouveaux dégâts irréparables, en faisant méthodiquement gratter tous les enduits anciens et en faisant scier les poutres en bois qui servaient de tirants depuis la construction ; ce fut lui qui donna à la grande nef son allure actuelle, en arrachant presque tous les enduits (on ne peut guère douter que tous les arcs de la nef et des bas-côtés étaient entièrement peints et décorés), en ajustant les pierres en petit appareil des piles avec des joints en ciment débordant, et en faisant colorer ces pierres avec du mercurochrome dilué. A dire vrai, il partageait les goûts de son époque, et même de bons médiévistes comme Jean Virey ou Léonce Lex plaidaient continuellement pour l'élimination des « vieux enduits ». Ce qu'il faut bien appeler « l'idéologie de la pierre nue » se développa à la fin du XIXe siècle et sévit rudement durant la plus grande partie du XXe, les destructions absurdes ayant culminé dans les années 60 et 70. On cite souvent l'acharnement du Père Dargaud à Paray qui, contre l'avis de toutes les autorités, parvint en 1929 à entreprendre le « décapage » de la priorale, qui ne fut finalement achevé qu'en 1952, laissant un édifice proprement écorché, et qui se mit à noircir rapidement. Mais combien d'églises plus modestes furent encore défigurées par le clergé dans les années 70, comme Charnay et Sancé dans les environs de Mâcon... D'un autre côté, il faudrait analyser en détail la politique de « classement » et d'« inscription » qui se poursuivit durant tout le siècle. On se rendrait compte que la valeur intrinsèque des édifices tint de moins en moins de place, au profit de considérations d'opportunité, d'abord pour constituer le support de mesures administratives de protection en cas de danger (cas bien connu de l'intervention de Gabriel Jeanton pour sauver la chapelle Saint-Laurent à Tournus), mais de plus en plus pour répondre aux demandes d'élus locaux en mal de subventions. Si bien que les listes actuelles sont complètement hétérogènes, incluant des édifices mineurs et laissant de côté des bâtiments bien plus significatifs.

On doit enfin rappeler les principales « découvertes », c'est-à-dire des réapparitions de décors rendus invisibles par des enduits ou des dalles, et retrouvés en général à l'occasion de restaurations. On a déjà signalé les remises au jour des tympans de Mâcon et d'Autun. En 1887, l'abbé Jolivet eut la perspicacité d'identifier et de commencer à dégager les fresques, aujourd'hui mondialement célèbres, du doyenné clunisien de Berzé-la-Ville. En 1948, le Chanoine Grivot identifia la tête du Christ du tympan d'Autun dans les réserves du Musée Rolin. En 1971 furent remises à la lumière les grandes peintures de Gourdon. En 1986 ce fut la minuscule église de Burnand qui livra un ensemble de peintures extraordinaire, qui atteste une nouvelle fois que même les églises rurales les plus modestes étaient, au moins dans le choeur et l'abside, entièrement peintes. En 2001 réapparurent les splendides mosaïques du déambulatoire de Tournus, enterrées depuis le début du XVIIIe siècle. D'autres édifices livrèrent des peintures en moins bon état, et en cours de restauration, comme La Chapelle-sous-Brancion ou Buffières. Depuis plus d'une vingtaine d'années, les restaurations ont pris un cours nouveau, qui s'écarte des errements de la période antérieure.

L'attention à tous les éléments encore en place, et la réflexion historique reprennent (trop) lentement le dessus. De très bons architectes, comme Pierre Raynaud (Tournus) ou Henri Gignoux (Mâcon), ont réalisé des restaurations de grande qualité, comme à Passy, à Saint-Romain-sous-Gourdon, à Marly-sur-Arroux, à Chânes. Surtout, la Saône-et-Loire a eu la chance exceptionnelle de voir arriver un nouvel Architecte en Chef des Monuments Historiques, Frédéric Didier, plus attentif à l'histoire qu'aucun de ses prédécesseurs, ouvert, intelligent et d'un dynamisme étonnant, grâce auquel il parvient à vaincre l'inertie pesante des populations locales et de leurs élus, attachés souvent avec âpreté à un état des lieux « traditionnel », en général médiocre, sale, répulsif et guère plus ancien que l'entre-deux-guerres. Grâce à lui, la Sâone-et-Loire est en passe de retrouver un visage roman un peu moins éloigné de l'original. La restauration intérieure de Paray, vilipendée par les passéistes de tout poil, constitue une réussite impressionnante, un véritable modèle.

Problèmes actuels

L'état des connaissances, même s'il a progressé au cours des vingt dernières années, ne répond pas aux exigences actuelles. Les moyens alloués aux nécessaires recherches sont dérisoires, les quelques très rares chercheurs compétents qui y consacrent leur temps sont obligés à un bricolage permanent : comment s'étonner alors qu'un simple inventaire général ne soit pas encore réalisé complètement ? En fait, sur place, personne ne paraît même se douter de l'invraisemblable déficit des savoirs, les responsables locaux les plus savants savent à peine distinguer un édifice roman d'un édifice gothique - mais à quoi bon ? Que la majeure partie des travaux actuels soient le fait d'allemands, voire de japonais ou d'israéliens, n'inquiète personne. Pourtant, les nouveaux moyens techniques (informatique, photographie numérique, tachéomètres électroniques) offrent des possibilités pratiques d'enregistrement et de traitement que personne n'aurait imaginées voici vingt ans ; il est regrettable que ces pistes ne puissent pas être exploitées méthodiquement. Alors même que leur coût, en valeur absolue, est négligeable par rapport aux budgets des travaux de restauration.

Entretien et restaurations

Du côté de l'entretien et des restaurations, si des progrès très importants ont été enregistrés, la situation générale est loin d'être satisfaisante. D'un côté, le désengagement rapide de l'État est un facteur de découragement et de désordre, les collectivités territoriales n'ont nullement vocation à prendre des décisions pour des monuments dont le sens n'est perceptible qu'au niveau européen, tant il est vrai que l'« art roman » ne prend son vrai sens qu'à cette échelle. Il est démoralisant de voir des édiles ignares, et en général contents de leur ignorance, non seulement discuter des plans de restauration d'édifices de réputation internationale à partir de considérations de commodité d'accès aux boutiques locales, mais prendre des décisions sur cette base. L'idéologie de la pierre nue continue ses ravages, notamment pour les toits, que l'on s'efforce encore, à grands frais, de recouvrir de pierres, alors qu'il s'agit d'un parti anachronique (historiquement absurde), techniquement erroné (pas d'étanchéité) et bien plus onéreux (gaspillage d'argent public) que la tuile, qui s'impose à tous égards. La restauration générale des enduits, à l'intérieur et à l'extérieur, se heurte toujours à des résistances d'autant plus opiniâtres qu'elles sont mal fondées. Les moellons calcaires, indûment exposés aux intempéries, se délitent dangereusement, mais les architectes qui veulent replacer les enduits indispensables sont contraints à des batailles épuisantes.

Des progrès évidents

On peut cependant ajouter quelques notes optimistes. Depuis peu en effet, le développement d'internet et le travail des historiens professionnels ont permis la mise en ligne de documents originaux susceptibles de rendre de signalés services à tous ceux qui poursuivent des recherches dans ce domaine. D'un côté, la conservatrice des Archives Départementales de Sâone-et-Loire, Isabelle Vernus, a fait réaliser la numérisation complète des plans du cadastre ancien des communes de tout le département (dit cadastre napoléonien) et ces plans sont disponibles en ligne ; ce qui permet une analyse précise de la configuration au sol de tous les bâtiments avant les grandes campagnes de démolition / manipulation du XIXe siècle ; la mise en ligne presque simultanée du cadastre actuel rend la comparaison encore plus facile et précise. D'un autre côté, l'équipe CNRS des médiévistes de Dijon (Eliana Magnani et Marie-José Gasse-Grandjean) a effectué la numérisation en mode texte de la plupart des cartulaires bourguignons édités, et les fichiers sont librement téléchargeables ; grâce à quoi on dispose enfin de la possibilité d'exploiter méthodiquement sinon exhaustivement la grande masse des textes produits par les institutions ecclésiastiques qui nous occupent : on peut s'attendre de ce côté-là également à des développements significatifs. Les responsables locaux qui affirment vouloir contribuer à la « mise en valeur » de ce « patrimoine » seraient bien avisés de s'apercevoir que l'intérêt de cet ensemble réside moins dans l'esthétique (« les églises de charme », comme on l'entend parfois...) que dans son sens propre, c'est-à-dire historique, que les visiteurs cherchent le plus souvent dans ces édifices, et que l'on ne pourra leur exposer que lorsqu'on le connaîtra à peu près...

Un programme de recherche conséquent

Étant donné ce que l'on sait (ou croit savoir), ce que l'on ne sait pas, et ce que l'on aimerait bien savoir, un énorme programme de recherche se dessine, dont on a signalé divers éléments au passage.

  • Des fouilles méthodiques systématiques

Comme on l'a rappelé, les fouilles méthodiques complètes d'églises médiévales en S&L sont demeurées excessivement rares. En revanche, une multitude d'observations ponctuelles ont été effectuées, souvent à l'occasion de travaux d'aménagement ou de restauration ; des comptes-rendus ont été remis au Service Régional de l'Archéologie, où ils sont en principe consultables ; chaque observation isolée n'apporte pas grand chose ; il serait hautement souhaitable d'entreprendre une exploitation systématique organisée, qui permettrait certainement de dégager des tendances : ce serait déjà mieux que rien (et peu dispendieux).

L'analyse graphique soignée (pas très difficile) du cadastre napoléonien numérisé permet de repérer avec une excellente précision la position des édifices du culte dans la première moitié du XIXe siècle. Un premier examen m'a permis d'évaluer à une cinquantaine (au moins) le nombre de bâtiments anciens détruits au XIXe siècle à l'emplacement desquels rien n'a été reconstruit. Il s'agit d'autant d'emplacements où une fouille méthodique pourrait être entreprise sans difficulté particulière. Il y a là largement de quoi obtenir un échantillon tout à fait représentatif des édifices du culte médiévaux, dont la fouille permettrait de préciser à quelle époque et selon quel plan ils ont été implantés, puis éventuellement transformés. En écrivant cela, je n'ignore nullement la situation détestable de l'archéologie historique en France ; mais je tiens à souligner fortement l'existence d'un potentiel de très grande ampleur, généralement ignoré (je n'ai jamais lu ni entendu la moindre allusion à cette possibilité).

  • Un renouveau de la recherche scientifique

Le point cependant sur lequel il convient d'insister le plus est la nécessité de renoncer une fois pour toutes aux sacro-saintes « monographies d'édifice », genre encore bien trop prisé, quoique définitivement stérile ; j'en parle d'autant plus volontiers que j'ai moi-même cultivé le genre... Il est indiscutable que les « notices » auxquelles il est fait référence dans le tableau donné en premier lieu sont à la limite du dérisoire ; mais le système de la monographie conduit nécessairement à concentrer la totalité de l'attention sur les édifices d'une certaine taille et « bien conservés », ce qui a pour premier effet de maintenir dans une ombre épaisse plus de 80% des matériaux disponibles, qui appartiennent plutôt à des édifices « romans en partie », et sans qualité particulière. Il tombe sous le sens que la majorité des difficultés encore à résoudre ne le seront que par une approche globale, mettant en relations de larges cohortes d'édifices entre lesquels on pourra reconnaître des gradations, hiérarchies, oppositions, etc., c'est-à-dire des éléments de structure concrète que l'on pourra alors tenter de mettre en relation avec des évolutions générales, de la société et de l'architecture. Ce qui suppose donc des enquêtes portant sur une zone vaste, avec une analyse méthodique de tous les bâtiments repérés, relativement à un caractère précis, comme les appareils, les enduits, la structure des clochers, les fenêtres, les dimensions (métrologie), etc.

La résistance au changement, l'obstination à prendre en compte presque exclusivement la tradition, combinée à quelques notes esthétiques impressionnistes, demeurent à peu près inébranlables. Les rares auteurs qui font mine d'apporter de nouvelles méthodes sont méthodiquement ostracisés ! On continue imperturbablement à révérer l'autorité et à rejeter l'argumentation raisonnée. Il faudrait rapporter de manière minutieuse et complète l'accueil qui a été réservé au livre novateur d'Edson Armi, Masons and Sculptors in romanesque Burgundy, 1983. Première tentative, en Bourgogne, pour donner la priorité à une série d'observations de détails, appareils et traces d'outils, marques de maçons, détails des sculptures, profils des bases de colonnes. Combinée à une critique des errements de la tradition (tableau des diverses chronologies proposées pour Tournus entre 1905 et 1966). A ma connaissance (peut-être insuffisante), aucune recension n'est parue, l'ouvrage figure dans quelques bibliographies, mais n'a jamais été pris en compte (tout juste quelques persiflages inconsistants dans des conversations de couloir). Pourtant, on trouve à la fois dans ce livre des propositions très intéressantes et des affirmations dénuées de fondement : une discussion précise était indispensable, elle a été simplement refusée, en silence. En cette circonstance, le « milieu » (des historiens de l'art) s'est déshonoré et disqualifié.

  • Croisement des méthodes de datation

Comme on l'a dit, le système de datation « communément admis » (en 2009) ne renvoie pas aux observations empiriques, mais à l'évolution d'une tradition universitaire où la forte et saine critique scientifique (quoique pas totalement absente) cède trop souvent le pas à des compromis dictés par de tout autres principes. Il faut réfléchir sur les méthodes, comme Jean Wirth nous y a invités récemment. Des dates fausses, ou pas de dates du tout, c'est à peu près la même chose : avec des objets non datés, AUCUNE analyse historique n'est possible. Grosso modo, je vois trois directions :

1/ Les méthodes dites « archéométriques »

Dans ce domaine règne un grand flottement ; il n'existe à ma connaissance que deux méthodes à peu près fiables, quoique modérément précises, le dosage du 14C (matière contenant du carbone, essentiellement morceaux de bois) et le dosage de la thermoluminescence (terres cuites, briques et tuiles notamment). Je n'ai pas connaissance de leur utilisation sur des matériaux liés aux édifices dont je parle. En revanche, la dendrochronologie a été pratiquée, mais la plupart de mes collègues ignorent malheureusement les conditions drastiques (presque jamais réunies) dans lesquelles une datation de ce genre a des chances d'être menée à bien ; la plupart du temps, on ne dispose que d'un fragment de poutre, qui ne fournit que des données très limitées, à partir desquelles toute datation proposée ne revêt qu'une probabilité excessivement faible (souvent inférieure à 0.1, ce qui veut dire qu'on n'en sait rien...). En d'autres termes : dire « j'ai une datation dendro », comme on l'entend parfois, c'est seulement indiquer que l'on ne sait pas comment fonctionne cette technique...

2/Les méthodes numériques-informatiques de « sériation »

La mise en ordre de grands tableaux descriptifs à double entrée (objets/caractères) est parfaitement au point depuis les années 70 (publications de François Djindjian notamment). Depuis lors, les matériels et les logiciels ont fait des progrès gigantesques, on trouve facilement des logiciels libres commodes et très efficaces ; autrement dit : on ne peut plus justifier d'aucune manière le refus de ces procédures, dont la puissance a été démontrée sur de nombreux exemples. La seule difficulté réelle consiste à élaborer des grilles descriptives appropriées, qui permettent d'enregistrer tous les éléments significatifs, et autorisent ensuite le calcul des rapprochements et des écarts. Pour les éléments architecturaux, la chose semble assez simple à concevoir, mais pour les décors, les chapiteaux romans au premier chef, on n'a encore rien trouvé. De toute manière, c'est la voie prioritaire de développement pour toute analyse formelle.

Ici, s'impose une remarque d'ordre très général, qui vaut pour les bâtiments comme pour la plupart des réalités historiques. Lorsqu'on examine un objet avec soin et que l'on cherche, selon la vieille méthode, des « points de comparaison », il arrive que l'on en trouve des quantités indénombrables, mais il arrive souvent aussi que l'on ne trouve rien. Autrement dit, que certains caractères de l'objet considéré sont des hapax, des exemplaires uniques, ou quasi-uniques ; que l'on songe par exemple, ici, aux berceaux transversaux de Tournus, ou à la forme du tympan de Saint-Vincent de Mâcon (linteau à deux niveaux). Ces phénomènes attestent parfaitement l'inventivité des constructeurs de cette période, à la limite du désordonné ; dès lors, il n'est pas nécessaire de mobiliser une profonde statistique mathématique : des inventions indépendantes, similaires sinon analogues, sont hautement probables, en dehors de toute influence dans un sens ou l'autre (il peut d'ailleurs tout aussi bien s'agir de « réinvention », à un siècle d'écart ou davantage). Raison de plus pour douter de la validité de tous les « rapprochements » ponctuels, qui chacun, en soi, ne montrent strictement rien.

On ne saurait trop insister ici : une description de type sériel, au travers d'une caractérisation de chaque élément à partir de modalités clairement définies est la clé de tout renouveau et de tout progrès ; on peut, toutes précautions prises, parler d'un impératif de formalisation ; c'est la seule manière possible de s'extraire des descriptions littéraires insipides et vagues, encombrées d'adjectifs ampoulés, dans lesquelles finit de s'étouffer l'histoire de ces édifices.

3/ La mise en relation méthodique avec les textes.

On dispose d'au moins 10000 chartes pour la zone considérée, dont une bonne partie est déjà numérisée et librement accessible (site des CBMA). Des milliers de références concernent directement les églises et les chapelles. On dispose par ailleurs de vies de saints, de chroniques, de coutumiers monastiques, d'obituaires, de manuscrits liturgiques. Ici encore, on ne peut que regretter une tradition universitaire aussi désuète que paralysante qui conduit à réserver chaque type de documents à des « spécialistes » particuliers, dont bien entendu la première préoccupation est de verrouiller leur terrain. Notons d'ailleurs au passage que les documents des XVIIe, XVIIIe et XIXe qui concernent ces édifices, dans les archives ecclésiastiques, puis communales et départementales, sont eux aussi sériels, et que jusqu'ici on ne les a examinés qu'à doses homéopathiques, au coup par coup ; il serait pourtant très important de se faire une idée globale précise de la situation au XVIIe ou à la veille de la Révolution, et il y a matière pour cela : e.g. la série des actes de vente des biens nationaux est complète, bien classée, bien indexée.

Comme on l'a dit plus haut, il ne s'agit pas d'essayer de mettre en relation ponctuellement tel édifice et telle charte (encore que ce soit souvent possible) ; l'objectif principal consiste à essayer de structurer cette documentation écrite, pour essayer de comprendre l'environnement sémantique et la signification sociologique des principaux faits marquant l'histoire d'un bâtiment, construction, donation, dédicace, transfert de reliques, controverses sur les dîmes, évolution des inhumations, changement de saint-patron..., de manière à préciser comment les opérations de construction ou modification se justifiaient ou se traduisaient dans la vie de l'institution ecclésiastique (au sens large : comme on l'a suggéré, la tension entre fractions du clergé peut concerner une vaste zone). Lorsque des régularités auront été mises en évidence, il deviendra sans doute possible d'interpréter moins aléatoirement les mentions, en général extrêmement succinctes, concernant plus précisément tel ou tel édifice. Sans oublier, comme on l'a déjà signalé à diverses reprises, de considérer avec une extrême attention l'évolution de la « conjoncture » locale, conjoncture à la fois matérielle (production agricole d'abord) mais aussi sociale (batailles entre les fractions du clergé et de l'aristocratie laïque, remodelage de l'organisation sociale de l'espace, notamment).

Il est facile de voir que ces perspectives de recherche de systèmes chronologiques sont très intimement liées à une visée historique globale. Ce qui se comprend aisément : les moines et chanoines qui dirigeaient les constructions étaient les mêmes que ceux qui rédigeaient les vies de saint et les chartes ! et ils avaient tous dans la tête la Vulgate et les Pères de l'Église, dont les constructions structuraient leur vision du monde. Pour le médiéviste, les vocables dans une charte et les moellons dans une église romane sont des réalités qui doivent se correspondre, sans quoi aucun progrès des connaissances n'est imaginable.

Bibliographie sommaire

  • ANGHEBEN, Marcello, Les chapiteaux romans de Bourgogne. Thèmes et programmes, Turnhout, 2003.
  • ARMI, Edson, Design and construction in Romanesque architecture : first Romanesque architecture and the pointed arch in Burgundy and northern Italy, Cambridge, 2004.
  • GOUJON, Pierre (éd.), La Saône-et-Loire, de la préhistoire à nos jours, Saint-Jean-d'Angély, 1992.
  • HAMANN, Matthias, Die burgundische Prioratskirche von Anzy-le-Duc und die romanische Plastik im Brionnais, Würzburg, 1998.
  • JANNET-VALLAT, Monique (éd.), D'ocre et d'azur. Peintures murales en Bourgogne, Dijon, 1992.
  • KRÜGER, Kristina, Die romanischen Westbauten in Burgund und Cluny. Untersuchungen zur Funktion einer Bauform, Berlin, 2003.
  • MÉHU, Didier, Paix et communauté autour de l'abbaye de Cluny, Xe-XVe siècle, Lyon, 2001.
  • REICHE, Jens, Architektur und Bauplastik in Burgund um 1100, Petersberg, 2002.
  • REVEYRON, Nicolas (éd), Le renouveau des études romanes, Paray-le-Monial, 2000.
  • SAPIN, Christian, La Bourgogne préromane , Paris, 1986 ; Bourgogne romane, Dijon, 2006.

Ces ouvrages font mention de la plupart des travaux antérieurs, et l'on trouvera toutes les références (auteurs ou lieux) en consultant l'excellente Bibliographie Bourguignonne.

Notes et références

  1. L'auteur en a permis la diffusion sur ce site