== Problèmes actuels ==
L'état des connaissances, même s'il a progressé au cours des vingt dernières années, ne répond pas aux exigences actuelles. Les moyens alloués aux nécessaires recherches sont dérisoires, les quelques très rares chercheurs compétents qui y consacrent leur temps sont obligés à un bricolage permanent : comment s'étonner alors qu'un simple inventaire général ne soit pas encore réalisé complètement ? En fait, sur place, personne ne paraît même se douter de l'invraisemblable déficit des savoirs, les responsables locaux les plus savants savent à peine distinguer un édifice roman d'un édifice gothique - mais à quoi bon ? Que la majeure partie des travaux actuels soient le fait d'allemands, voire de japonais ou d'israéliens, n'inquiète personne. Pourtant, les nouveaux moyens techniques (informatique, photographie numérique, tachéomètres électroniques) offrent des possibilités pratiques d'enregistrement et de traitement que personne n'aurait imaginées voici vingt ans ; il est regrettable que ces pistes ne puissent pas être exploitées méthodiquement. Alors même que leur coût, en valeur absolue, est négligeable par rapport aux budgets des travaux de restauration.
=== Entretien et restaurations ===
Du côté de l'entretien et des restaurations, si des progrès très importants ont été enregistrés, la situation générale est loin d'être satisfaisante. D'un côté, le désengagement rapide de l'État est un facteur de découragement et de désordre, les collectivités territoriales n'ont nullement vocation à prendre des décisions pour des monuments dont le sens n'est perceptible qu'au niveau européen, tant il est vrai que l'« art roman » ne prend son vrai sens qu'à cette échelle. Il est démoralisant de voir des édiles ignares, et en général contents de leur ignorance, non seulement discuter des plans de restauration d'édifices de réputation internationale à partir de considérations de commodité d'accès aux boutiques locales, mais prendre des décisions sur cette base. L'idéologie de la pierre nue continue ses ravages, notamment pour les toits, que l'on s'efforce encore, à grands frais, de recouvrir de pierres, alors qu'il s'agit d'un parti anachronique (historiquement absurde), techniquement erroné (pas d'étanchéité) et bien plus onéreux (gaspillage d'argent public) que la tuile, qui s'impose à tous égards. La restauration générale des enduits, à l'intérieur et à l'extérieur, se heurte toujours à des résistances d'autant plus opiniâtres qu'elles sont mal fondées. Les moellons calcaires, indûment exposés aux intempéries, se délitent dangereusement, mais les architectes qui veulent replacer les enduits indispensables sont contraints à des batailles épuisantes.
=== Des progrès évidents ===
On peut cependant ajouter quelques notes optimistes. Depuis peu en effet, le développement d'internet et le travail des historiens professionnels ont permis la mise en ligne de documents originaux susceptibles de rendre de signalés services à tous ceux qui poursuivent des recherches dans ce domaine. D'un côté, la conservatrice des Archives Départementales de Sâone-et-Loire, Isabelle Vernus, a fait réaliser la numérisation complète des plans du cadastre ancien des communes de tout le département (dit cadastre napoléonien) et ces plans sont disponibles en ligne ; ce qui permet une analyse précise de la configuration au sol de tous les bâtiments avant les grandes campagnes de démolition / manipulation du XIXe siècle ; la mise en ligne presque simultanée du cadastre actuel rend la comparaison encore plus facile et précise. D'un autre côté, l'équipe CNRS des médiévistes de Dijon (Eliana Magnani et Marie-José Gasse-Grandjean) a effectué la numérisation en mode texte de la plupart des cartulaires bourguignons édités, et les fichiers sont librement téléchargeables ; grâce à quoi on dispose enfin de la possibilité d'exploiter méthodiquement sinon exhaustivement la grande masse des textes produits par les institutions ecclésiastiques qui nous occupent : on peut s'attendre de ce côté-là également à des développements significatifs. Les responsables locaux qui affirment vouloir contribuer à la « mise en valeur » de ce « patrimoine » seraient bien avisés de s'apercevoir que l'intérêt de cet ensemble réside moins dans l'esthétique (« les églises de charme », comme on l'entend parfois...) que dans son sens propre, c'est-à-dire historique, que les visiteurs cherchent le plus souvent dans ces édifices, et que l'on ne pourra leur exposer que lorsqu'on le connaîtra à peu près...
=== Un programme de recherche conséquent ===
Étant donné ce que l'on sait (ou croit savoir), ce que l'on ne sait pas, et ce que l'on aimerait bien savoir, un énorme programme de recherche se dessine, dont on a signalé divers éléments au passage.
*Des fouilles méthodiques systématiques
Comme on l'a rappelé, les fouilles méthodiques complètes d'églises médiévales en S&L sont demeurées excessivement rares. En revanche, une multitude d'observations ponctuelles ont été effectuées, souvent à l'occasion de travaux d'aménagement ou de restauration ; des comptes-rendus ont été remis au Service Régional de l'Archéologie, où ils sont en principe consultables ; chaque observation isolée n'apporte pas grand chose ; il serait hautement souhaitable d'entreprendre une exploitation systématique organisée, qui permettrait certainement de dégager des tendances : ce serait déjà mieux que rien (et peu dispendieux).
L'analyse graphique soignée (pas très difficile) du cadastre napoléonien numérisé permet de repérer avec une excellente précision la position des édifices du culte dans la première moitié du XIXe siècle. Un premier examen m'a permis d'évaluer à une cinquantaine (au moins) le nombre de bâtiments anciens détruits au XIXe siècle à l'emplacement desquels rien n'a été reconstruit. Il s'agit d'autant d'emplacements où une fouille méthodique pourrait être entreprise sans difficulté particulière. Il y a là largement de quoi obtenir un échantillon tout à fait représentatif des édifices du culte médiévaux, dont la fouille permettrait de préciser à quelle époque et selon quel plan ils ont été implantés, puis éventuellement transformés. En écrivant cela, je n'ignore nullement la situation détestable de l'archéologie historique en France ; mais je tiens à souligner fortement l'existence d'un potentiel de très grande ampleur, généralement ignoré (je n'ai jamais lu ni entendu la moindre allusion à cette possibilité).
*Un renouveau de la recherche scientifique
Le point cependant sur lequel il convient d'insister le plus est la nécessité de renoncer une fois pour toutes aux sacro-saintes « monographies d'édifice », genre encore bien trop prisé, quoique définitivement stérile ; j'en parle d'autant plus volontiers que j'ai moi-même cultivé le genre... Il est indiscutable que les « notices » auxquelles il est fait référence dans le tableau donné en premier lieu sont à la limite du dérisoire ; mais le système de la monographie conduit nécessairement à concentrer la totalité de l'attention sur les édifices d'une certaine taille et « bien conservés », ce qui a pour premier effet de maintenir dans une ombre épaisse plus de 80% des matériaux disponibles, qui appartiennent plutôt à des édifices « romans en partie », et sans qualité particulière. Il tombe sous le sens que la majorité des difficultés encore à résoudre ne le seront que par une approche globale, mettant en relations de larges cohortes d'édifices entre lesquels on pourra reconnaître des gradations, hiérarchies, oppositions, etc., c'est-à-dire des éléments de structure concrète que l'on pourra alors tenter de mettre en relation avec des évolutions générales, de la société et de l'architecture. Ce qui suppose donc des enquêtes portant sur une zone vaste, avec une analyse méthodique de tous les bâtiments repérés, relativement à un caractère précis, comme les appareils, les enduits, la structure des clochers, les fenêtres, les dimensions (métrologie), etc.
La résistance au changement, l'obstination à prendre en compte presque exclusivement la tradition, combinée à quelques notes esthétiques impressionnistes, demeurent à peu près inébranlables. Les rares auteurs qui font mine d'apporter de nouvelles méthodes sont méthodiquement ostracisés ! On continue imperturbablement à révérer l'autorité et à rejeter l'argumentation raisonnée. Il faudrait rapporter de manière minutieuse et complète l'accueil qui a été réservé au livre novateur d'Edson Armi, ''Masons and Sculptors in romanesque Burgundy'', 1983. Première tentative, en Bourgogne, pour donner la priorité à une série d'observations de détails, appareils et traces d'outils, marques de maçons, détails des sculptures, profils des bases de colonnes. Combinée à une critique des errements de la tradition (tableau des diverses chronologies proposées pour Tournus entre 1905 et 1966). A ma connaissance (peut-être insuffisante), aucune recension n'est parue, l'ouvrage figure dans quelques bibliographies, mais n'a jamais été pris en compte (tout juste quelques persiflages inconsistants dans des conversations de couloir). Pourtant, on trouve à la fois dans ce livre des propositions très intéressantes et des affirmations dénuées de fondement : une discussion précise était indispensable, elle a été simplement refusée, en silence. En cette circonstance, le « milieu » (des historiens de l'art) s'est déshonoré et disqualifié.
*Croisement des méthodes de datation
Comme on l'a dit, le système de datation « communément admis » (en 2009) ne renvoie pas aux observations empiriques, mais à l'évolution d'une tradition universitaire où la forte et saine critique scientifique (quoique pas totalement absente) cède trop souvent le pas à des compromis dictés par de tout autres principes. Il faut réfléchir sur les méthodes, comme Jean Wirth nous y a invités récemment. Des dates fausses, ou pas de dates du tout, c'est à peu près la même chose : avec des objets non datés, AUCUNE analyse historique n'est possible. Grosso modo, je vois trois directions :
1/ '''Les méthodes dites « archéométriques »'''
Dans ce domaine règne un grand flottement ; il n'existe à ma connaissance que deux méthodes à peu près fiables, quoique modérément précises, le dosage du 14C (matière contenant du carbone, essentiellement morceaux de bois) et le dosage de la thermoluminescence (terres cuites, briques et tuiles notamment). Je n'ai pas connaissance de leur utilisation sur des matériaux liés aux édifices dont je parle. En revanche, la dendrochronologie a été pratiquée, mais la plupart de mes collègues ignorent malheureusement les conditions drastiques (presque jamais réunies) dans lesquelles une datation de ce genre a des chances d'être menée à bien ; la plupart du temps, on ne dispose que d'un fragment de poutre, qui ne fournit que des données très limitées, à partir desquelles toute datation proposée ne revêt qu'une probabilité excessivement faible (souvent inférieure à 0.1, ce qui veut dire qu'on n'en sait rien...). En d'autres termes : dire « j'ai une datation dendro », comme on l'entend parfois, c'est seulement indiquer que l'on ne sait pas comment fonctionne cette technique...
2/'''Les méthodes numériques-informatiques de « sériation »'''
La mise en ordre de grands tableaux descriptifs à double entrée (objets/caractères) est parfaitement au point depuis les années 70 (publications de François Djindjian notamment). Depuis lors, les matériels et les logiciels ont fait des progrès gigantesques, on trouve facilement des logiciels libres commodes et très efficaces ; autrement dit : on ne peut plus justifier d'aucune manière le refus de ces procédures, dont la puissance a été démontrée sur de nombreux exemples. La seule difficulté réelle consiste à élaborer des grilles descriptives appropriées, qui permettent d'enregistrer tous les éléments significatifs, et autorisent ensuite le calcul des rapprochements et des écarts. Pour les éléments architecturaux, la chose semble assez simple à concevoir, mais pour les décors, les chapiteaux romans au premier chef, on n'a encore rien trouvé. De toute manière, c'est la voie prioritaire de développement pour toute analyse formelle.
Ici, s'impose une remarque d'ordre très général, qui vaut pour les bâtiments comme pour la plupart des réalités historiques. Lorsqu'on examine un objet avec soin et que l'on cherche, selon la vieille méthode, des « points de comparaison », il arrive que l'on en trouve des quantités indénombrables, mais il arrive souvent aussi que l'on ne trouve rien. Autrement dit, que certains caractères de l'objet considéré sont des hapax, des exemplaires uniques, ou quasi-uniques ; que l'on songe par exemple, ici, aux berceaux transversaux de Tournus, ou à la forme du tympan de Saint-Vincent de Mâcon (linteau à deux niveaux). Ces phénomènes attestent parfaitement l'inventivité des constructeurs de cette période, à la limite du désordonné ; dès lors, il n'est pas nécessaire de mobiliser une profonde statistique mathématique : des inventions indépendantes, similaires sinon analogues, sont hautement probables, en dehors de toute influence dans un sens ou l'autre (il peut d'ailleurs tout aussi bien s'agir de « réinvention », à un siècle d'écart ou davantage). Raison de plus pour douter de la validité de tous les « rapprochements » ponctuels, qui chacun, en soi, ne montrent strictement rien.
On ne saurait trop insister ici : une description de type sériel, au travers d'une caractérisation de chaque élément à partir de modalités clairement définies est la clé de tout renouveau et de tout progrès ; on peut, toutes précautions prises, parler d'un impératif de formalisation ; c'est la seule manière possible de s'extraire des descriptions littéraires insipides et vagues, encombrées d'adjectifs ampoulés, dans lesquelles finit de s'étouffer l'histoire de ces édifices.
3/ '''La mise en relation méthodique avec les textes.'''
On dispose d'au moins 10000 chartes pour la zone considérée, dont une bonne partie est déjà numérisée et librement accessible (site des CBMA). Des milliers de références concernent directement les églises et les chapelles. On dispose par ailleurs de vies de saints, de chroniques, de coutumiers monastiques, d'obituaires, de manuscrits liturgiques. Ici encore, on ne peut que regretter une tradition universitaire aussi désuète que paralysante qui conduit à réserver chaque type de documents à des « spécialistes » particuliers, dont bien entendu la première préoccupation est de verrouiller leur terrain. Notons d'ailleurs au passage que les documents des XVIIe, XVIIIe et XIXe qui concernent ces édifices, dans les archives ecclésiastiques, puis communales et départementales, sont eux aussi sériels, et que jusqu'ici on ne les a examinés qu'à doses homéopathiques, au coup par coup ; il serait pourtant très important de se faire une idée globale précise de la situation au XVIIe ou à la veille de la Révolution, et il y a matière pour cela : e.g. la série des actes de vente des biens nationaux est complète, bien classée, bien indexée.
Comme on l'a dit plus haut, il ne s'agit pas d'essayer de mettre en relation ponctuellement tel édifice et telle charte (encore que ce soit souvent possible) ; l'objectif principal consiste à essayer de structurer cette documentation écrite, pour essayer de comprendre l'environnement sémantique et la signification sociologique des principaux faits marquant l'histoire d'un bâtiment, construction, donation, dédicace, transfert de reliques, controverses sur les dîmes, évolution des inhumations, changement de saint-patron..., de manière à préciser comment les opérations de construction ou modification se justifiaient ou se traduisaient dans la vie de l'institution ecclésiastique (au sens large : comme on l'a suggéré, la tension entre fractions du clergé peut concerner une vaste zone). Lorsque des régularités auront été mises en évidence, il deviendra sans doute possible d'interpréter moins aléatoirement les mentions, en général extrêmement succinctes, concernant plus précisément tel ou tel édifice. Sans oublier, comme on l'a déjà signalé à diverses reprises, de considérer avec une extrême attention l'évolution de la « conjoncture » locale, conjoncture à la fois matérielle (production agricole d'abord) mais aussi sociale (batailles entre les fractions du clergé et de l'aristocratie laïque, remodelage de l'organisation sociale de l'espace, notamment).
Il est facile de voir que ces perspectives de recherche de systèmes chronologiques sont très intimement liées à une visée historique globale. Ce qui se comprend aisément : les moines et chanoines qui dirigeaient les constructions étaient les mêmes que ceux qui rédigeaient les vies de saint et les chartes ! et ils avaient tous dans la tête la Vulgate et les Pères de l'Église, dont les constructions structuraient leur vision du monde. Pour le médiéviste, les vocables dans une charte et les moellons dans une église romane sont des réalités qui doivent se correspondre, sans quoi aucun progrès des connaissances n'est imaginable.
== Bibliographie sommaire ==